Cousines et cousins n’en finissaient pas de discuter, de s’émouvoir du sort d’Isabelle. À l’inverse, d’autres ne partageaient pas cet émoi, voire s’agaçaient.
— Ne peut-on pas oublier cette histoire ? Non ? Une histoire si ancienne !
— Elle est morte quand, l’Isabelle ? 1920 ? Quasi cent ans. À quoi bon remuer le passé ? Ces secrets ne nous appartiennent pas.
— Après tout, qui sommes-nous pour les juger ? Finalement, il vaut mieux ne rien savoir !
Cet avis était loin d’être partagé par tous, notamment lorsque l’on apprit que la tentative de fuite d’Isabelle ne fut pas la seule. Isabelle nous apparut dès lors comme une jeune femme rebelle. Une figure de femme romantique se précisait dans notre imaginaire. Nous étions fébriles d’en savoir plus. Laissant les ronchons à leur ronchonnerie, les conversations reprirent de plus belle.
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Un fils ! Augustin et Marie n'ont eu que des filles et voilà qu’un petit-fils leur est donné. Quand Isabelle accouche, la plus jeune de ses sœurs, Janine, n’a que deux ans. La famille Massé s’agrandit avec ce nouveau venu quelque peu imprévu. Petit-Jean sera le surnom qui va l'accompagner sa vie durant. En réalité, selon l'état civil, il s'appelle Félicien.
Félicien ! Un prénom qui est loin de faire l’unanimité chez les Massé. Isabelle une fois de plus n’en a fait qu’à sa tête. Félicien signifie heureux, celui qui touche à la félicité ; des mots qui résonnent mal avec la honte qui habite en ce moment la maison ! Comment un enfant né de père inconnu pourrait-il être heureux ?
Marie Domino ne l’entend pas de cette oreille, elle le rebaptise vite. Pour tous, ce sera Jean. Pour que cet enfant ne soit pas tout à fait celui d’ Isabelle, Marie se doit de lui donner un autre nom que celui choisi par sa mère. Et la suite est pire encore. Marie Domino ne se contente pas de voler le prénom de cet enfant. Elle va littéralement voler l’enfant. Elle va arracher l’enfant des mains de sa fille.
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Les hypothèses construites par les invités affluaient en ce sens. Pendant la cousinade, les plus anciens racontaient, relayés parfois par un de leurs enfants qui corrigeait ou argumentait, comme si le souvenir était une pièce de bois brut qu’il était nécessaire de travailler, telle une sculpture, afin de lui donner la bonne forme, la forme définitive. Mais le souvenir n’est pas de bois, s’il peut être malléable, gare à ne pas trop le manipuler au risque de le faire disparaître en poussière. Et le souvenir charrie avec lui son lot d’émotions, tout au moins la part que l’on lui donne à porter.
Pour en revenir à notre Isabelle, l'idée se renforçait, au fil des récits, que la mère Marie lui aurait bel et bien confisqué son enfant. Les esprits échauffés repartirent en conjectures.
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À la ferme de Torcy, l’ambiance n’est plus la même. La naissance de Petit Jean a bousculé bien des repères. Isabelle peine à trouver sa place de mère face à sa propre mère. Elle qui rêve d’indépendance, elle se retrouve attachée à sa famille, devant affronter au quotidien le dur tempérament de Marie. La solution ? Fuir et, qui sait, peut-être retrouver le père de l’enfant ? Elle le sait. Marie n’acceptera jamais de la laisser partir. Elle pense à demander à Augustin. Il y sera sans doute plus enclin. Pourtant, Isabelle, peut-être pour ne pas le mettre en porte-à-faux, n'essaiera pas de trouver soutien auprès de son père. Elle trouvera du soutien auprès d'une proche :
Il est tôt ce matin-là, l’air est encore frais. Elle a enveloppé Petit Jean dans un châle et le serre tout contre elle. Il n'a pas deux ans. Quand il pousse un petit cri, l’air embué s’échappe de sa bouche.
— Chut, chut, mon mignon. Il faut rester discret.
— Tante Jeanne, nous sommes déjà loin de la ferme. Personne ne peut nous entendre.
— Isabelle, on ne sait jamais. Je ne serai tranquille que lorsque nous serons arrivées.
Face au désarroi grandissant de sa nièce, Jeanne n’avait pas pu rester les bras croisés. Quand Isabelle lui avait confié son projet, elle s’était de suite proposée de lui venir en aide.
Les deux femmes marchent rapidement. Leurs pas empressés connaissent le chemin. Vite. Pourvu que personne ne les remarque. La tante et la nièce ont bien conscience qu'elles ne passent pas inaperçues, deux femmes et un bébé, têtes baissées. Elles font de leur mieux pour ne rien laisser paraître de l’inquiétude qui les étreint mais, sur leurs épaules, en plus du poids du bagage et du bébé, semble peser une charge autrement plus lourde.
Enfin la gare ! Elles peuvent souffler un peu, espérant plus d’anonymat au milieu des voyageurs en partance pour Lille. Tante Jeanne pose la valise et prend Petit Jean dans ses bras. De son côté, Isabelle patiente au guichet pour prendre son billet. Tout ensommeillé, Petit Jean regarde autour de lui. Il arrête son regard sur tante Jeanne. Toute émue, elle lui pose un rapide baiser sur le front. Le bebé ne comprend pas bien où il se trouve cependant il perçoit très bien l’atmosphère si particulière, même si les enjeux lui échappent. La tension est palpable. Isabelle le reprend dans ses bras en même temps qu’elle glisse son billet dans la poche de son manteau. Les deux femmes marchent vers le quai, elles sont en avance. Tante Jeanne peine un peu à porter la valise de sa nièce. Le courage qui émane d’Isabelle l'impressionne. Sans doute déteint-il un peu sur elle et lui donne la force pour affronter l’inévitable conflit à venir avec sa sœur…
Le train arrive enfin en gare. Il s’arrête, légèrement penché, dans la courbe des rails.
Isabelle n'aspire plus qu'à monter les marches du wagon pour voir s’éloigner son petit monde par la vitre du compartiment. Tout semble s’accélérer, l’adieu rapide, une brève étreinte où Petit Jean se retrouve coincé entre elles deux. Tante Jeanne essuie une larme qu’elle voudrait discrète. Soudain, elle voit le visage d’Isabelle se figer.
— Isabelle !
Elle aurait reconnu cette voix entre mille, froide et assurée. Elle n’ose pas se retourner.
— Isabelle ! Tu veux partir ?... Eh bien pars, va-t'en, pars ! Mais Petit Jean reste avec moi !
Tante Jeanne, impuissante, assiste à la scène. Elle aime Isabelle. Et Petit Jean encore plus. Un instant, elle a le sentiment que son cœur tombe en morceaux.
Marie Domino arrache Petit Jean des bras de sa fille et la pousse sans ménagement dans le wagon.
— Et n’oublie pas ta valise !
Puis elle fait volte-face, le bébé dans les bras, et part d’un pas décidé. Devant tant de détermination, Tante Jeanne renonce à faire un pas vers le bagage resté à quai. Elle baisse la tête et suit Marie, résignée.
Désemparée, Isabelle voit les deux sœurs s’éloigner. Déjà, le chef de gare siffle le départ imminent du train. Elle a tout perdu. Son toit, son bébé et bientôt mais elle ne le sait pas encore, sa santé.
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Les versions recueillies à propos de cette fuite ratée étaient à peu près identiques. Ce jour-là, au milieu du tumulte de la cousinade, on s’accordait sur un fait : Marie Domino ne s’était pas contentée de chasser sa fille, elle lui avait volé son fils !
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