Le 23 février 1920, Marius prend le temps d’écrire plus longuement car il n’est pas certain que le lendemain il aura la possibilité de le faire. Il rappelle le souvenir de leur rencontre, peut-être en réponse à l’évocation de ce même souvenir que cite Isabelle dans ses propres lettres…
"Les Américains se sont débrouillés en leurrant tous ceux qui voulaient les écouter et ils cherchaient qu’à passer de bons moments. Beaucoup ont été dupes, je ne puis les plaindre, nous “Français” qui nous faisions casser la gueule l’on ne valait plus rien… Vive l’Amérique… Et les pommes frites !”
Pendant la Première Guerre Mondiale, les soldats américains stationnés en Belgique, plus exactement en Flandre Occidentale, ont été initiés aux frites par leurs alliés. La Bourgogne n’est pas loin. Marius et Isabelle ont pu célébrer la fin de la guerre autour d’une assiette de frites…
"Je vois aussi que nos projets de cadeau de noces vis à vis de Gabrielle s’éteignent devant le silence. Il ne m’appartient pas d’y ajouter un mot. Soyez confiante avec plus de raison que celles qui ont bâti des “châteaux non en Espagne mais en Amérique”, car quoique je cours après mes nègres, je ne perdrai pas le chemin du retour et ne vous ferai pas ça “à l’américaine”, car je n’ai rien de ces derniers, pas même la fortune qu’ils faisaient tous entrevoir.
Surtout ma chérie répondez froidement aux taquineries malicieuses de votre maman. Je suis très vexé de sa façon de voir, mais ma gentille Isabelle le jour heureux approche, regarde-le avec plus de confiance.
Craint-elle qu’il m’arrive quelque chose et que ayant refusé un parti, vous demeuriez seule ? En souffriraient-ils plus que vous ? Non je le sais et je m’empresse de vous assurer que je suis en parfaite santé et que plus que jamais je désire rentrer, et c’est avec une joie indicible que je prendrai le bateau. Donc à bientôt ma chérie, et au plus tard juin 1921."
Une tension se serait installée entre Isabelle et Gabrielle, tension qui se cristallise autour de la question des noces de Gabrielle et va se confirmer dans un courrier quelques jours plus tard.
"Je vois aussi que vous ne croyez pas devoir aller au mariage de Gabrielle. Mais si, ma chérie, à la condition d’être entièrement de la noce. C’est à dire ne pas omettre aucune des cérémonies et amusements. Vous danserez avec “le gros” Marius. Je ne serai pas jaloux car j’ai confiance en vous plus qu’en lui… Marie lui arracherait les cheveux, car certainement ils seront de noce. Je serai heureux de connaître mon futur beau-frère, mais je crois que ce ne sera pas l’américain. En tout cas, puisque vos parents désirent votre présence à la noce, ce sera un devoir pour vous d’y aller. Vous penserez à moi et moi à vous, si j’en connais la date en temps voulu. Mais je crois que nous serons mariés avant elle.
[...]
Je mets toutes ces sottes raisons sur la duplicité de certaines personnes qui peuvent vous taquiner, je ne peux citer personne, mais notre bonheur saura leur démontrer qu’il ne suffit pas de s’engouer de quelqu’un, mais que la gallophobie est quelquefois punie, l’américanisme a ses surprises aussi !! Je m’arrête là…"
Un cas classique de jalousie entre sœurs, chacune espérant se marier avant l’autre ? Visiblement, Gabrielle soufflait sur les braises de l’incertitude causée par la distance. Et elle se vantait de son prétendant, un américain. Une noce aurait même été prévue en 1920 !
Évidemment, nous savons aujourd’hui que Gabrielle ne s’est pas mariée avec cet Américain, ni en 1920 ni jamais. Elle épousera François Berthaut, issu d’une famille de commerçants à Epoisses, en 1923. D’ailleurs, personne dans la famille Berthaut ne semble connaître cette histoire de fiançailles avec un Américain.
Mais cela pourrait expliquer la légende de Gabrielle allant chercher sa sœur à l’occasion de son voyage de noce. Prenez d’un côté un ancien projet de noces abandonné, et de l’autre la culpabilité d’une sœur jalouse de son aînée défunte. Il n’y a qu’un pas pour confondre avec les noces réelles de Gabrielle trois ans plus tard, et vous obtenez une légende qui présente Gabrielle jeune épouse comme la sauveuse…
Cette rivalité entre les deux sœurs a peut-être été exacerbée par le projet de Marius de venir chercher Isabelle pour l’épouser. Dans ses derniers courriers, Marius laisse entrevoir ses plans :
"Pourtant je dois vous avouer ma chérie que depuis 3 jours, je suis aux mille regrets de ne vous avoir connu plus tôt et de ne pas nous être mariés avant mon départ. Pourquoi ne l’ai-je pas fait !! Si vous saviez combien je le regrette !!
J’étais peu hardi et cela semblait précipité, je craignais vos parents comme encore envers eux j’ai des hésitations. Je vous assure que cela me procure mille tracas. Vous m’auriez suivi, vous seriez ici, heureuse et aurions eu toutes facilités de prolonger jusqu’à définitive situation. Enfin, la faute est faite et sommes deux à en souffrir. Venir seule, il ne faut pas y songer, je ne peux pas vous demander cela, ce serait impossible. Donc il faut que je rentre au plus tôt vous chercher. Je vous préviens que nous resterons certainement peu de temps en France, si nous devons revenir ici. Nous partirions en janvier au plus tard, ma rentrée demeurant probable en juin 1921.
Il y a ici plusieurs portes d’ouvertes. Il faut que je trouve la bonne, celle qui nous donnera le plus de liberté et nous serons heureux. C’est un gros problème. Et dire que si nous étions venus ensemble toutes ces difficultés seraient aplanies."
Puis dans un courrier 2 semaines plus tard, Marius est enfin arrivé à Bangui.
"Pour moi, rien de nouveau, j’attends d‘être un peu plus éclairé sur Bangui pour me débrouiller. Malgré tout je suis bien et malgré une situation embrouillée de la part de mon prédécesseur je pense en sortir bientôt et pourrai alors agir pour moi et nos intérêts."
Le mariage d’Isabelle avec Marius était peut-être plus proche qu’on peut le penser. Le courrier date du 19 mars 1920. Marius évoque le mois de janvier 1921 pour revenir avec Isabelle en Afrique. Si l’on considère qu’il faut 1 mois de voyage dans les deux sens, les fiancés espéraient pouvoir se marier probablement à l’automne.
Isabelle meurt le 9 octobre 1920.
Comment Marius a-t-il appris la nouvelle ? Les lettres d’Isabelle ont dû s’arrêter brusquement. Isabelle l’avait peut être prévenu de son état. Ou pas. La maladie ne lui a peut-être laissé ni la force ni le temps de le prévenir. A-t-il fallu qu’il rentre au pays pour en savoir plus ? Ou quelqu’un a-t-il eu le courage de lui écrire ? Une des sœurs ? ou Marie Corot ? Le mystère reste entier. Cependant, nul besoin de visiter le passé pour deviner l’ampleur du chagrin qui a dû dévaster le jeune soldat amoureux.
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