Nous sommes en 1983. Gabrielle a 82 ans. Son mari vient de mourir. Elle a fait une chute la semaine passée, se brisant le col du fémur. Elle a été hospitalisée. Elle risque de disparaître et le secret, alors, sera scellé à tout jamais.
Andrée se décide à lui rendre visite. Petit Jean ne sait toujours pas qui est son père. Il laisse Andrée aller visiter Gabrielle, sans lui. Petit Jean s’est accoutumé à cette idée, un père inconnu, une mère disparue très tôt. Il vit avec et en cela respecte tacitement le secret de cette histoire, de son histoire… Dans son entourage, tout l’incite à ne pas en savoir plus. Le secret demande à rester tapi, un peu comme un animal endormi que l'on ne voudrait pas déranger et, quand on passe à proximité de lui, on garde le silence autant que, quand on s’éloigne, on l'oublie ou on essaye.
Mais Andrée n’a pas été élevée dans ce culte du silence. Elle a pu mesurer les répercussions sur ses propres enfants, privés de grands-parents paternels.
Alors, en se rendant à l'hopital ce jour-là, Andrée est déterminée, elle veut vraiment connaître le nom de ce père inconnu, le père de son mari. Et quarante ans après, Gabrielle va accepter de parler.
Oui, elle connaît le père. C’était quelqu’un de bien. Il s’appelait Arsène Rignault.
Sans doute ne voulait-elle pas qu’il soit importuné par cette histoire. Peut-être même avait-elle juré à sa sœur de ne jamais rien dire… Aujourd'hui, l'homme est décédé. Elle peut se permettre de révéler son nom.
Arsène Rignault. Le nom est lâché, c’est lui, le père de Petit Jean. Il est probable que, chez Andrée, cette révélation lui a rappelé la blessure ressentie des années auparavant. Comme si l’onde de choc s’était propagée de son mariage, à cette visite à l'hôpital. Et en ricochet jusqu'au jour de la cousinade.
Les pièces d’un domino qui, une à une, tombent en en révélant une autre, telle était la vision qui habitait la cousinade avec la découverte du nom du père de Petit Jean. Voilà ce que l’on ressentait en ce jour de fête. La révélation secoua un moment l’assemblée. Le nom du père n'avait jamais été un secret pour la petite communauté villageoise de l'époque. Il nous avait suffit de tendre l'oreille pour que celle-ci nous le murmure à travers le siècle.
Arsène. Avec un tel prénom on peut imaginer, un peu vite, un gentleman cambrioleur. Le nôtre s’appellait donc Rignault. Quelques fouilles de registres de l’état civil plus tard permettront d’en savoir plus. Aux documents officiels viendront s’ajouter d’autres anciens souvenirs, permettant de mieux cerner le personnage.
Petit Jean a été conçu durant la Grande Guerre. L’amant n'a pas 17 ans quand la guerre éclate. Il a peut-être été appelé sous les drapeaux à ses 20 ans, en 1917. Petit Jean serait le fruit des amours d'un jeune soldat qui ne voulait pas partir puceau à la guerre.
Quand Petit Jean est né, Arsène Rignault devait se trouver dans les tranchées. Les hostilités terminées, ayant échappé à la grande faucheuse, il serait revenu au pays et aurait recherché Isabelle. Il serait venu à Torcy pour s’enquérir des nouvelles de sa belle. Légende ou réalité ? Une pincée de romance nous fait espérer que l’amant, porté par de nobles sentiments, aurait tenté de revoir sa bien-aimée.
Si tel est le cas, aurait-il essuyé une fin de non-recevoir ? Aurait-il su, qu'entre-temps, il était devenu père ? Autant de questions qui restent en suspens et risquent fort de ne jamais trouver de réponse. On ne peut que naviguer d’hypothèse en supposition.
Le bel homme qui revient au pays retrouver sa belle, jolie histoire. Ce jour de grand remue-méninges généalogique, nous étions plus enclins à pencher vers l’hypothèse la plus séduisante, à savoir l’amour qui tente de triompher. Une information ultérieure, toutefois, vint battre en brêche le romantisme un peu naïf des cousins-détectives. Arsène Rignault s’est marié avant qu’Isabelle ne meure.
L'état civil regorge d'éléments fiables et irréfutables. Voici ce que nous avons découvert sur ce M. Rignault : Une recherche dans les registres de l’époque nous appris qu’il est né le 16 octobre 1897, dans un milieu modeste, en la commune de Flée. C'est à 17 km de Torcy. Autrement dit, Isabelle et Arsène vivaient relativement proches l’un de l’autre depuis leur naissance.
Des deux amants, Isabelle était l’aînée, elle avait deux ans de plus qu’Arsène.
Dans l’état civil de Corpeau, commune au sud de Beaune, on retrouve la trace d'Arsène Rignault en 1920 le 7 juin, le jour de son mariage avec Louise Jeanne Thevenin. Celle-ci est veuve de Jules Ridet (1862-1919) avec qui elle a eu des enfants, trois ou quatre. L'ainée s’appelle Louise Ridet (1911-1979).
Avec Louise Jeanne Thevenin, Arsène a deux filles, Marie (1921-2004) et Georgette (dates inconnues). Malheureusement, Louise Jeanne Thevenin meurt en septembre 1926, laissant donc des enfants en bas âge à la charge d’Arsène.
Il attendra 1929 pour se remarier, avec sa belle-fille Louise Ridet, juste avant ses 18 ans. Il en a 31. Un mariage sans doute bien pratique pour que Louise puisse rester et continuer à s’occuper de ses jeunes demi-soeurs.
Il aura avec Louise Ridet trois autres filles : Mauricette, Thérèse et Michèle. (« Ma mère est la demi-sœur de ma demi-sœur ! » Il n’y a pas que chez les Massé que la filiation peut s’avérer compliquée...)
Nous n'avions pas connaissance de tous ces détails, au moment de la cousinade. Mais la révélation du nom du père de Petit-Jean faisaient remonter à la surface de nouveaux souvenirs. Oui, Arsène Rignault avait vécu à Alise-Sainte Reine. Et même, il y avait été employé des chemins de fer. Quelqu'un fit le rapprochement avec le frère de Marie Domino qui était aussi cheminot. Une première hypothèse se fit jour : Les deux hommes auraient très bien pu travailler ensemble. Arsène aurait fréquenté la famille Domino-Massé par le biais de son travail. Fréquentation qui serait devenue amitié, permettant à notre sieur de rencontrer Isabelle et de faire plus ample connaissance ? Halte là ! Dès que l’on lui lâche la bride, l’imaginaire s’emballe. Une seconde hypothèse plus sourde émergeait : Le frère de Marie aurait fait engager Arsène auprès de la compagnie des chemins de fers, puis l’aurait pris sous son aile. Une façon de compenser le mal qu'avait fait Marie en lui cachant l'existence de Petit Jean...
Plus la journée s’avançait et plus les conversations permettaient aux révélations d’éclore, aux secrets de se libérer. En l'occurrence, secret de polichinelle : En réalité, tout le village avait su à l'époque. À Torcy, on savait. Le père de Petit Jean n’était pas un fantôme... sauf pour Petit Jean.
Car bouche cousue ne peut nommer…
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