Marius écrit à Isabelle à bord du Tchad durant son voyage vers l’Afrique pas moins de dix lettres, au gré des escales, Tenifere, Dakar, Conakry, Monrovia, Tabou, Cotonou, Douala et enfin Libreville. Il arrive en Afrique le 11 septembre 1919.
Parmi ces courriers, on trouve une photo de lui. Le cliché réalisé en studio le représente debout, les mains croisées dans le dos. Il pose en uniforme sur lequel sont épinglées deux médailles liées à ses états de service, ainsi qu’une fourragère accrochée à l’épaulette.
Au dos du cliché Marius a ajouté ces quelques mots à l'encre : Souvenirs d'amitié 23 juin 1919.
Souvenirs d’amitié. Tout un programme…
Cette photo impressionnante force le respect et la compassion. Elle a dû être préservée, protégée, chérie par celle à qui elle était destinée. Puis par celles qui en ont hérité.
Au crayon a été écrit par une autre main : « À Isabelle Massé ». Une personne a ajouté ces trois mots, comme on estampille un document, pour que cet amour authentique ne se perde pas dans les limbes de l’oubli.
On trouve aussi un mandat de cinq cent francs, daté du 31 décembre 1919, destiné à Madame Dupaquier, 3 rue Carnot, Harfleur, Seine Inférieure. Rappelons qu’Isabelle était la veuve de François Dupaquier. Il est logique qu’elle porte toujours son nom.
On sait aujourd'hui que ces cinq cents francs sont, à peu près, l’équivalent de 1 500 euros. Ce faisant, Marius apporte la preuve, sans mesquinerie, qu’il est prêt à soutenir Isabelle financièrement. Autrement dit, je suis militaire de carrière et j’ai les moyens de subvenir au besoin d’un jeune couple.
C’est un sujet qui reviendra comme un leitmotiv dans nombre de ses lettres. Marius sait non seulement écrire, il sait aussi compter.
La série de lettres en possession de Janine nous permet d’en savoir plus sur la nature de la relation entretenue par Isabelle et Marius, sur la vie de Marius, ses intentions et ses aspirations. Couchés sur le papier, les rêves des deux amants paraissent dormir, n’attendant qu’à être réveillés.
Dès le début, Marius nous éclaire sur ses occupations. Le jeune soldat voyage depuis Bossangoa, il est en train de rejoindre Bangui pour une nouvelle affectation. Il n’y a pas de boîte aux lettres à chacune de ses étapes. De plus, quand il se trouve dans un lieu où l’on peut espérer poster une lettre, il peut s'écouler dix jours avant que la levée du courrier ne soit effectuée. Les aléas propres à l’acheminement postal sont légion : « le courrier échoué sur un banc de sable au confluent du Congo et de l’Oubangui » ! Les courriers longues distances mettent un mois à voyager, auquel peuvent s’ajouter les soucis précédemment cités. Nous sommes loin de l'immédiateté d'aujourd'hui.
A ce sujet, justement, notre scripteur relate un sujet d’actualité tragique. Il est arrivé un drame, perturbant le trafic du courrier qui s’effectue par voie maritime au gré des transports de troupes, des civils et marchandises. « Le paquebot Afrique a coulé vers l’île de Ré, c’est un véritable malheur car ces paquebots n’emportent que de la jeunesse ». Le cargo de la compagnie des Chargeurs Réunis a fait naufrage le 12 janvier 1920, au large des Sables d’Olonnes, peu de temps après son départ de Bordeaux. Par une météo peu clémente, le bateau a tenté de rejoindre un port après d’importantes avaries. 528 personnes ont péri. On compte 34 survivants. Le drame (la plus grande catastrophe maritime française) aurait été peu médiatisé à cause de la campagne présidentielle en cours…
Marius ne recevra jamais les courriers d’Isabelle de cette période. Le naufrage le privera de cette correspondance tant attendue, car les lettres d’Isabelle sont pour lui de véritables bulles de romantisme.
Un bémol, dit-il, vient contrarier sa joie de recevoir les lettres d’Isabelle. Un bémol de taille. Après lecture des nouvelles de sa belle, voici, en réponse, ce qu’écrit Marius :
" J’y suis peiné d’y rencontrer le peu d’assurance que vous donne votre maman vis à vis de moi. Je n’ose pas et je n’ai pas le droit de lui répondre à ce sujet mais la réponse la plus froide sera notre union heureuse et proche malgré toutes leurs sottes prévisions. Oui, ma chérie, le jour est proche où vous aurez le droit de leur répondre que votre confiance dépassait la leur et que vous êtes heureuse de ne pas les avoir écoutés. Moi, je serais navré qu’à un seul instant, il vous prenne un soupçon à la pensée. Je ne vous oublie pas. Mes serments mûrs restent et se conservent tels que je vous les ai présentés, je ne vis et ne songe qu’à vous. Il me tarde de vous en donner la preuve, et ainsi que je vous l’ai déjà écrit, nous sommes liés par nos petits souvenirs qui sont des attaches que nulle opinion ne brisera.
Car ma chérie, vous céderiez aux mauvaises pensées de votre maman, je ne rentrerais pas. Ceci se passe de commentaires. Je suis aussi ferme dans mes résolutions que dans mes promesses quand j’y ai incorporé l’honneur.
Je sais qu’Ils auraient préféré un cultivateur, beaucoup sont malheureusement de leur avis, mais ma chérie vous méritez un meilleur sort et m’attacherai justement à vous éviter toutes ces peines. Vous aurez assez et même trop souffert pour qu’un mariage ne soit la continuité de vos maux. Vous vivrez heureuse, ou plutôt nous serons heureux tous les trois, notre Petit Jean ne souffrira de rien. "
Les parents Massé seraient donc en train de tenter de marier Isabelle à un cultivateur de Torcy (ou des alentours). La jeune femme est veuve de guerre, mère d’un bébé né d’un père inconnu. On peut aisément imaginer que l’enjeu d’un mariage rapide soit sur la table. Or Marius, soldat en Afrique, ne reviendra qu’au mieux 18 mois plus tard. Il semblerait que la famille avait quelqu’un en vue et qu’Isabelle était poussée à accepter le prétendant choisi par les siens plutôt que l’élu de son cœur. De quoi ravir les plus romantiques…
" Évidemment ils auraient préféré vous marier eux-mêmes, et Marie de son côté aurait désiré [...] me présenter elle-même. Marius que vous estimez avait compris de longue date et pour mieux dire, c’est entre nous deux que je suis devenu pour vous celui qui ne cessera jamais de vous aimer. Je trouve donc ce raisonnement abstrus, vu le bon accueil et les bonnes espérances avec lesquelles ils m’ont laissé partir. Enfin, les “vieux” sont tous les mêmes, ils voudraient tous avoir 20 ans et sont toujours jaloux du bonheur des autres. Qui vivra verra. "
Quand on connaît la suite de leur histoire, cette dernière phrase sonne comme le glas lugubre d’une histoire d’amour contrariée.
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